En matière de lutte contre le changement climatique, des chercheurs étudient une nouvelle méthode prometteuse pour capturer le dioxyde de carbone qui consiste à combiner deux ressources naturelles déjà disponibles dans le monde entier : les rivières et les roches.
En effet, un projet novateur mené par des chercheurs de l’Université Dalhousie et soutenu par la Banque Scotia s’intéresse à l’ajout de poudre de roche calcaire aux rivières afin de renforcer leur capacité naturelle à capturer le dioxyde de carbone (CO₂) et à le transporter jusqu’aux océans. Les océans agissent alors comme des puits de carbone, absorbant le gaz à effet de serre et le stockant pendant des centaines d’années.
C’est à Pictou, en Nouvelle-Écosse, que Shannon Sterling, professeure associée à Dalhousie, et CarbonRun, une jeune entreprise de Halifax qui se consacre à la restauration des rivières par la désacidification, ont lancé le projet pilote, une première à l’échelle mondiale, visant à mettre à l’épreuve cette technique d’élimination du dioxyde de carbone.
«Les rivières sont comme les artères du paysage. Lorsqu’elles drainent les bassins versants, elles reçoivent le carbone provenant des forêts et des différentes utilisations des sols, et ce carbone est transporté par les rivières jusqu’à l’océan pour y être stocké à long terme. La pollution et l’humain nuisent à ce processus naturel», a-t-elle expliqué.

Shannon Sterling, professeure associée à Dalhousie
À l’origine, l’ajout de roches calcaires dans les rivières a été utilisé pour remédier aux effets des pluies acides, qui se forment lorsque des polluants se mélangent à l’eau et à l’air et qui peuvent endommager l’écosystème naturel. Le calcaire augmente l’alcalinité de l’eau, contribuant à neutraliser l’acidité des pluies acides – qui sont toujours un problème dans certaines parties de la Nouvelle-Écosse – et rétablissant la capacité de la rivière à capturer le dioxyde de carbone et à l’enfermer dans le bicarbonate. Le processus de restauration est également connu sous le nom de chaulage des rivières.
Bénéficiaire 2023 du Fonds de recherche sur l'action climatique
L’objectif du projet de l’Université Dalhousie, en collaboration avec les Premières Nations de Pictou Landing, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse et CarbonRun est d’améliorer la qualité de vie des habitants de la région en installant des capteurs le long de la rivière pour mesurer l’impact de l’ajout de roches calcaires et évaluer les niveaux de carbone qui s’écoulent vers l’océan.
«Ce qui est intéressant avec les rivières, c’est que l’on peut observer l’élimination du dioxyde de carbone en temps réel. Les réactions se produisent en quelques minutes et peuvent être observées directement», a déclaré Mme Sterling, qui est également fondatrice de CarbonRun, une entreprise basée à Halifax qui se consacre à la restauration des rivières au moyen de la désacidification.
En 2023, l’Université Dalhousie a été l’un des dix lauréats du prix de l’innovation du Fonds de recherche sur l'action climatique. En 2021, la Banque Scotia a établi le Fonds pour octroyer chaque année, sur une période de 10 ans, des subventions totalisant environ 1 million de dollars à des organismes menant des recherches et des projets liés au climat. Un appel de candidatures pour la prochaine cohorte de lauréats a été lancé en avril 2025.
La subvention accordée par la Banque Scotia à l’Université Dalhousie sert à élaborer un protocole de surveillance, de déclaration et de vérification de l’efficacité du processus d’amélioration de l’alcalinité de la rivière. Les fonds sont notamment utilisés pour l’achat d’équipement et de capteurs, ainsi que la collecte de données sur une période de deux ans pour valider la technique.
«L’exploration de solutions novatrices comme celles-ci pourrait s’avérer essentielle à la réussite de la lutte contre le changement climatique, a déclaré Kim Brand, vice-présidente, Développement durable mondial à la Banque Scotia. Il est intéressant de voir des recherches aussi novatrices et des talents de premier plan venir du Canada. Nous espérons qu’ils ouvriront la voie au développement d’approches canadiennes de la capture du carbone.»
Des capteurs qui mesurent les niveaux carbone et le pH
En juillet 2023, l’équipe de CarbonRun a commencé la collecte des données dans le cadre du projet de la rivière West, à Pictou, et a achevé la construction d’un silo et d’un doseur, qui déverse la poudre de roche calcaire dans la rivière au printemps 2024. Le projet a été officiellement lancé en octobre de l’année dernière.
Des capteurs prennent des mesures toutes les cinq minutes à différents endroits, et permettent aux scientifiques d’évaluer les changements de niveau et de concentration de carbone à l’embouchure de la rivière.
«Plutôt que d’essayer de mesurer toutes les entrées et sorties de carbone dans le bassin hydrographique, on peut intégrer tous les changements en mesurant le flux de carbone en un point situé au point de rencontre entre la rivière et l’océan. Nous pouvons donc mesurer directement la variation de la quantité de carbone versée dans l’océan, chaque heure, grâce aux progrès que nous avons réalisés avec le soutien de la Banque Scotia», a expliqué Mme Sterling.
Des recherches menées depuis des décennies sur l’augmentation de l’alcalinité des rivières en Norvège et en Suède ne montrent aucune incidence négative sur la vie animale et végétale découlant du traitement des rivières qui ont déjà été touchées. Mme Sterling et son équipe effectuent toutefois un suivi rigoureux des données afin d’atténuer les risques ou les dommages potentiels à l’écosystème., En effet, il importe de s’assurer que les quantités de poudre de calcaire ajoutées ne dépassent pas certaines limites et qu’elles sont entièrement dissoutes.
«Nous voulons traiter les rivières touchées par la pollution et nous concentrer sur celles qui ont besoin d’être restaurées, sans toutefois nuire à l’environnement, a déclaré Mme Sterling. Cet été, nous examinerons différents types de rivières afin d’évaluer l’efficacité de la capture du carbone, les avantages pour l’environnement et la sécurité du projet. Ensuite, les communautés pourront décider si c’est quelque chose qu’elles veulent mettre en œuvre.»
Capture du carbone à moindre coût
Mme Sterling est optimiste quant à la possibilité d’éventuellement utiliser l’amélioration de l’alcalinité des rivières comme outil d’élimination du dioxyde de carbone à plus grande échelle.
De plus, Mme Sterling affirme que l’utilisation des rivières pour capturer le carbone pourrait s’avérer plus rentable que d’autres méthodes de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Techniciens collectant des données et des échantillons dans la rivière.
Le coût est un obstacle majeur pour les autres méthodes d’élimination du dioxyde de carbone lorsqu’il s’agit de les déployer à grande échelle. Par exemple, le coût du captage direct de l’air est estimé entre 125 $ US et 335 $ US par tonne de dioxyde de carbone, selon l’International Energy Agency.
Mme Sterling indique que l’amélioration de l’alcalinité des rivières coûte actuellement environ 460 $ US par tonne de CO₂, mais son objectif est de réduire ce coût à 139 $ US (200 $ CA) par tonne d’ici 2030, et à moins de 69 $ US (100 $ CA) par tonne à plus long terme.
«Nous apprenons beaucoup de choses qui nous aident à réduire le coût, et ce, assez rapidement», a-t-elle déclaré.
Un accord historique avec Frontier
Il semble également y avoir une demande du marché. En septembre, CarbonRun a signé un contrat d’élimination du carbone par l’amélioration de l’alcalinité des rivières avec Frontier, un fonds d’engagement préalable du marché basé aux États-Unis qui vise à accélérer le développement des technologies d’élimination du carbone en garantissant leur demande future.
Dans le cadre de cet accord historique – le premier contrat d’élimination du carbone impliquant le chaulage des rivières –, les acheteurs de Frontier se sont engagés à payer 25,4 millions de dollars US pour éliminer plus de 55 000 tonnes de dioxyde de carbone entre 2025 et 2029 sur différents sites, en commençant par la Nouvelle-Écosse. Cet accord s’inscrit dans le cadre de l’objectif plus large de Frontier d’acheter une première tranche d’élimination permanente du carbone entre 2022 et 2030 évaluée à 1 milliard de dollars. Les acheteurs de Frontier, qui comprennent des géants américains de la technologie et de la finance, s’engagent à acheter des crédits d’émission de carbone qui peuvent ensuite être utilisés pour compenser les autres émissions des organisations.
Selon Mme Sterling, les travaux financés à l’aide de la subvention de la Banque Scotia ont permis aux chercheurs de démontrer le potentiel de la technologie et ont mené à l’entente avec Frontier.
«Cela confirme que cette solution pourrait fonctionner et qu’elle a du potentiel. Si nous voulons arriver à atténuer le changement climatique, je pense que ce réseau fluvial est l’un des meilleurs moyens d’y parvenir», a conclu Mme Sterling.