Shaun Osborne
Stratège cambiste en chef
Stratégie des marchés des changes
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Selon nos récentes révisions prévisionnelles, il faut s’attendre à moyen terme à un nouveau fléchissement de la valeur du dollar US (USD). Le dollar US s’est déjà replié brusquement jusqu’à maintenant cette année et est en voie d’atteindre ou a déjà atteint certaines des cibles que nous avions fixées pour la fin de 2025 par rapport aux grandes devises. Dans l’ensemble, le dollar a perdu plus de 9 % (indice du dollar Bloomberg – [BBDXY]) dans le premier semestre de 2025. L’indice DXY pondéré du marché a baissé durant chaque mois compris entre janvier et juin et a perdu 11 %, généralement, dans le premier semestre de l’année. Il s’agit pour cet indice du pire rendement pour un premier semestre depuis les années 1970. Nous nous attendons à d’autres pertes du dollar US à l’heure où les investisseurs sont confrontés à toutes sortes de difficultés pour l’économie américaine et pour le dollar US lui‑même.

Le scénario du fléchissement du dollar US s’est amorcé dans la séquence soutenue de gains constatés depuis qu’il a atteint son plus creux dans le sillage de la crise financière en 2008. Le dollar US paraît simplement vigoureux, ou même survalorisé selon un certain nombre d’indicateurs. Dans le passé récent, il s’est apprécié pour culminer à des sommets sans précédent depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies, par rapport à une série de grandes devises, ce qui donne l’impression qu’il est extrêmement « riche ». Différentes études ou divers modèles semblent concorder sur la question. Le degré de survalorisation est très sévère par rapport aux monnaies des marchés émergents; or, la discordance avec les grandes devises essentielles est toujours très substantielle.

L’indice DXY a inscrit en 2022 deux écarts types de plus que sa moyenne mobile à long terme sur 20 ans et est resté proche de la barre de deux écarts types au‑delà de la moyenne au début de 2025. Cette divergence de deux écarts types a (essentiellement) marqué le point culminant pour le dollar US au début des années 2000 — à l’époque où, un peu à la façon de la dernière séquence haussière prolongée du dollar US, les investisseurs ont été attirés par la forte croissance de l’économie américaine et par les rendements élevés sur les marchés des actifs américains durant l’essor des sociétés point-com.

L’écart de deux sigmas par rapport à la moyenne à long terme a aussi constitué le point creux de l’indice DXY au début et au milieu des années 1990, puis à nouveau en 2008. Si la cloche retentissait pour signaler les hauts et les bas des marchés, elle pourrait se faire entendre pour ces deux écarts types de l’indice DXY. Il s’agit d’un honnête baromètre à long terme pour les extrêmes de prix dans l’ensemble de la valorisation du dollar US au cours des 40 dernières années à peu près.

De plus, à un niveau très référentiel, en raison de sa récente vigueur, le dollar US s’est échangé à des cours qui ont statistiquement constitué un solide appui à long terme pour les devises fortement dévalorisées. Autrement dit, il a été proche de la parité par rapport à l’euro (EUR) et s’est inscrit à 60 cents comparativement au dollar australien (AUD) et — à nouveau en 2022 — s’est rapproché de la parité vis‑à‑vis de la livre sterling (GBP). Le taux de change du dollar canadien (CAD) s’est dévalorisé par rapport au dollar US pour tomber deux fois dans les alentours de 1,47 (en 2016 et en 2020) avant qu’il commence à déraper en 2025 pour frôler 1,48. Dans ces deux occasions précédentes, la valorisation du dollar US s’est astucieusement inversée et a flirté avec le taux de 1,30 en l’espace de quelques mois.

À des niveaux aussi élevés et extrêmes pour le dollar US, les investisseurs en devises ont bien entendu commencé à se demander d’où viendrait la prochaine grande impulsion de la devise américaine. Ils semblent conclure que beaucoup de bonnes nouvelles (haussières) pour cette devise soient déjà prises en compte après toutes ces années de surperformance du dollar US, portées par l’« exceptionnalisme américain », qui s’est traduit par les rendements supérieurs et la forte croissance produits par l’économie américaine. La prépondérance des risques s’est retournée contre le dollar US, qui continue de se valoriser alors que les difficultés fondamentales nouvelles et émergentes assombrissent l’horizon de cette devise.

Des facteurs baissiers ou négatifs pour le dollar US se sont fait jour cette année pour conforter le scénario d’un fléchissement du taux de change. Premièrement, l’adhésion du président Donald Trump à des politiques tarifaires agressives pourrait avoir pour effet d’éroder le libre‑échange, de ralentir la croissance de l’économie américaine par rapport aux grandes puissances économiques comparables et pérenniser les niveaux élevés de l’inflation intérieure. Les droits de douane feront grimper les coûts des intrants et nuiront aux chaînes logistiques mondiales pour les multinationales américaines, en amoindrissant l’attrait des marchés boursiers américains aux yeux des investisseurs internationaux.

La critique, par le président Donald Trump, de la Réserve fédérale est un autre facteur avec lequel doivent composer les investisseurs mondiaux. Fragiliser l’indépendance décisionnelle de la banque centrale pourrait aviver les inquiétudes inflationnistes à plus long terme et représenter un risque supplémentaire pour l’attrait des actifs libellés en dollars US. La recherche nous apprend qu’il existe un lien direct entre l’indépendance des banques centrales et l’arrimage des prix et des attentes inflationnistes au fil du temps.

De surcroît, le laxisme de la politique budgétaire américaine vient recentrer l’attention des marchés sur la hausse des déficits budgétaires des États‑Unis. Ensemble, les déficits actuels du compte courant et du budget des États‑Unis équivalent à peu près à 10 % du PIB américain. Ces déficits sont appelés à rester considérables, et même si les estimations varient, les plans de baisses d’impôts du président Trump devraient rehausser considérablement, dans les 10 prochaines années, la dette fédérale américaine, ce qui fera pâlir l’attrait du dollar US. De nombreux pays dont l’économie est développée sont aux prises avec des difficultés budgétaires; or, la situation des États‑Unis est particulièrement inquiétante pour les investisseurs qui pourraient commencer à perdre confiance dans la politique budgétaire américaine et à réclamer des concessions — sous la forme de rendements supérieurs sur les bons du Trésor ou d’un taux de change moindre — pour compenser la multiplication des risques budgétaires.

Ces facteurs donnent lieu à une nouvelle difficulté pour le dollar US — et pour sa domination comme actif mondial de facto pour les réserves de changes et comme instrument de transaction. Les droits de douane et le réaménagement des modèles d’échanges commerciaux à l’échelle mondiale pourraient réduire le recours au dollar US dans les échanges commerciaux. Dans le même temps, plusieurs banques centrales ont évité d’accroître leur part des actifs en dollars US dans leurs réserves de changes au cours des dernières années dans leur choix de politiques ou à cause des sanctions. L’or et d’autres devises (dont le dollar CA) ont tiré parti de ce rabrouement.

Après ce fléchissement soutenu et considérable dans le premier semestre de 2025, il se peut qu’il y ait une consolidation à court terme du dollar US. Or, dans l’ensemble, la tendance baissière est appelée à se poursuivre dans les prochains mois puisque les politiques américaines imprévisibles et capricieuses effritent la confiance dans le dollar US et soulèvent des questions sur sa domination à long terme. Essentiellement, les dirigeants de la Banque centrale européenne et de la Banque populaire de Chine ont tous récemment laissé entendre que leur monnaie pourrait jouer éventuellement un rôle plus important dans l’architecture financière mondiale.