Shaun Osborne
Stratège cambiste en chef
Stratégie des marchés des changes
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Tout change vite. Au début de l’année, nous avons relevé nos prévisions pour le dollar américain (US) dans la foulée de la présidentielle américaine. Donald Trump a été élu, et à nos yeux, la rafle républicaine du Congrès permettait d’entrevoir des perspectives haussières pour le dollar US, puisqu’on s’attendait à ce que les baisses d’impôts et la déréglementation portent la croissance de l’économie américaine et appuient une extension de l’« exceptionnalisme américain » qui avait été la cheville ouvrière de la vigueur du dollar US et du rendement exceptionnel des marchés de capitaux américains dans les dernières années.

Peu nombreux sont ceux qui ont retenu la leçon du premier mandat du président Trump : à l’époque, les attentes comparables préfiguraient un horizon haussier pour le dollar US au début du mandat du président; hélas, le dollar US a plongé brusquement (en 2017). Cette fois, l’erreur a consisté à sous-estimer la volonté du président de remettre à plat le système mondial des échanges commerciaux en haussant ambitieusement les tarifs douaniers imposés aux principaux alliés commerciaux des États‑Unis, ainsi qu’aux concurrents de ce pays.

C’est une guerre commerciale mondiale qui se déroule à l’heure actuelle. Le président Trump a repoussé de trois mois la mise en œuvre à grande échelle des tarifs réciproques; or, il pourrait incessamment mettre en œuvre d’autres tarifs sectoriels. Le commerce mondial — qui tournait déjà au ralenti — sera donc probablement freiné. L’incertitude a amoindri la confiance des ménages et des entreprises à l’heure où les mesures du DOGE visant à réduire les dépenses de l’État américain font souffler d’autres vents contraires sur la croissance de l’économie de ce pays. Les comptes rendus publiés selon des données précises font état d’une activité qui s’est relativement bien maintenue — ce qui témoigne peut-être d’un regain de l’activité avant que les tarifs portent le coup de grâce. Toutefois, l’optimisme sur les perspectives économiques des États-Unis a cédé la place à des inquiétudes récessionnistes de plus en plus vives.

Le déploiement des tarifs a fait sérieusement dégringoler le dollar US. Les risques qui pèsent sur la croissance ont pénalisé les marchés boursiers américains, tandis que les inquiétudes inflationnistes se sont répercutées sur les bons du Trésor américain. Le dollar US, les titres boursiers américains et les obligations du gouvernement des États-Unis se sont donné le mot pour s’affaisser lorsque le président Trump a spectaculairement haussé les tarifs douaniers imposés à la Chine. Récemment, l’intensification des pressions exercées par la Maison-Blanche sur la Fed pour qu’elle abaisse les taux d’intérêt et la spéculation selon laquelle le président Trump pourrait essayer de remplacer Jerome Powell, président de la Fed, avant l’expiration de son mandat l’an prochain ont récemment relevé la volatilité, en soulevant des inquiétudes sur l’indépendance des politiques de la Fed.

Le dollar américain, ainsi que les titres boursiers et obligataires des États-Unis ont simultanément plongé, ce qui laisse entendre que le marché a perdu confiance dans les politiques américaines (ce qui pourrait trouver un écho parmi les agences de notation) et ce qui a érodé la confiance des marchés dans le discours sur l’« exceptionnalisme américain ». Bien qu’ils s’accommodent de l’incertitude, les marchés tournent généralement sur des niveaux de conviction élevés. La difficulté aujourd’hui, pour les investisseurs, c’est qu’il y a différents scénarios et diverses projections fondés sur l’évolution de la politique tarifaire et que tout est arrimé aux décisions que prendra le président Trump. Le choix le plus facile aujourd’hui pour les investisseurs consiste à réduire leur exposition au dollar US et aux actifs américains en général et à réévaluer le moment auquel la conjoncture apportera un peu plus de certitude sur les perspectives. Jusqu’à maintenant, les rendements de l’indice S&P 500 par rapport au reste du monde font d’avril le pire mois depuis plus de 30 ans, d’après Bloomberg.

Nous avons dégradé considérablement nos prévisions pour le dollar US dans les 12 à 18 prochains mois; cependant, le dégagement constaté depuis le pic de janvier s’accélère et se généralise plus que ce que nous avions prévu à ce moment, ce qui constitue le danger pour le dollar US. Cette monnaie reste — encore aujourd’hui — très fortement valorisée par rapport aux grandes devises comparables. Nous n’excluons pas le risque d’un nouveau plongeon de 5 % à 10 % de la valeur généralisée du dollar US dans les prochains trimestres.

Les risques à plus long terme du dollar US sont peut-être la conséquence de la volonté de l’administration américaine de mieux équilibrer le commerce des États-Unis. Si on réussit à réduire considérablement le déficit commercial américain, on diminuera sensiblement, par le fait même, l’excédent du compte de capital des États-Unis — ce qui veut dire en fait que la demande exprimée par les investisseurs internationaux pour le dollar US et les actifs libellés dans cette monnaie se réduira elle aussi.

Le décrochage généralisé du dollar US a ramené le dollar canadien (CAD) à des niveaux qu’on n’avait pas constatés depuis octobre. Le dollar CA a repris du mieux de concert avec le peso mexicain (MXN) depuis que le dollar US a culminé en janvier, même si le Canada et le Mexique sont en proie aux difficultés de la fluidité des politiques tarifaires de l’administration américaine. Pour le dollar CA comme pour le MXN, il se pourrait que l’essentiel des « mauvaises nouvelles » tarifaires soit déjà intégré dans les cours. L’élan de la croissance de l’économie canadienne a été freiné jusqu’à maintenant cette année; or, la croissance pourrait être ralentie dans une certaine mesure dans les prochains mois. Toutefois, si nous n’entrevoyons qu’une modeste croissance cette année et un ralentissement en 2026, nous prévoyons aussi que le Canada surclassera l’économie américaine, qui est paralysée par le choc des tarifs.

Autrement dit, la Banque du Canada (BdC) maintiendra probablement le statu quo sur les taux d’intérêt cette année et ne les rabaissera qu’en 2026; nous nous attendons alors aussi à d’autres baisses de la Réserve fédérale (la Fed). Autrement dit, le vaste écart entre la politique monétaire de la BdC et celle de la Fed perdurera cette année, et s’amenuisera à peine en 2026. La léthargie du commerce mondial et la lenteur de la croissance dans le monde entier laissent également entendre que les cours des produits de base resteront timorés. Ces facteurs pourraient en quelque sorte entraver, dans l’ensemble, le rendement du dollar CA.

Pour ce qui est des autres grandes devises, l’expansion budgétaire considérable en Allemagne (et potentiellement ailleurs dans la zone euro), afin de muscler les engagements de la défense militaire et d’étoffer les infrastructures pourrait rehausser la croissance de la zone euro par rapport aux États-Unis l’an prochain. Les marchés boursiers de la zone euro ont attiré, dans les derniers mois, des apports considérables (non couverts) parce que les investisseurs ont boudé les marchés américains, ce qui a porté l’euro (EUR). Au Royaume-Uni, le gouvernement travailliste trace aujourd’hui une démarcation ténue entre un rapprochement dans ses relations avec l’Union européenne et les efforts consacrés à conclure un accord commercial avec le président Trump. Nous prévoyons certains gains pour la livre sterling (GBP) par rapport au dollar US affaibli; toutefois, la GBP pourrait peiner à s’améliorer considérablement, pour l’heure, par rapport à l’EUR.

Le yen japonais (JPY) pourrait constituer un baromètre de l’ensemble de la tendance dans l’évolution du dollar US par rapport aux autres grandes devises. La Banque du Japon (BoJ) reste fidèle à son parti pris pour un durcissement graduel, du moins pour l’instant, par opposition à l’assouplissement adopté dans de nombreux autres pays. Le JPY est l’une des grandes monnaies les plus sous-valorisées par rapport au dollar US et est donc peut-être celle qui a le plus de terrain à rattraper. L’administration japonaise serait peut-être satisfaite d’une certaine (et lente) appréciation de la monnaie, après avoir consacré des milliards de dollars à son intervention dans les dernières années pour tâcher d’endiguer ses pertes. Un net plongeon sous le seuil de 140 JPY pourrait télégraphier une accélération dans la dépréciation générale du dollar US.

Les devises de l’Alliance du Pacifique ont connu un sort contrasté depuis que le dollar US s’est mis à baisser à la fin de janvier; toutefois, le peso chilien (CLP), le sol péruvien (PEN) et le peso colombien (COP) ont tous fléchi depuis le début d’avril, lorsque le président Trump a d’abord annoncé, puis mis en veilleuse — essentiellement — les tarifs réciproques. Malgré le dérapage généralisé du dollar US, le COP accuse une baisse 2,5 % depuis le 2 avril et fait partie des monnaies les moins performantes dans l’univers plus vaste des grandes devises. La baisse des cours du pétrole pèse sur la performance du COP. Le CLP et le PEN ont perdu moins de 1 %. La volatilité du cuivre, qui s’est brusquement replié à l’annonce des tarifs du 2 avril et qui est aujourd’hui toujours aussi faible, mais loin de son plus creux, a pesé de tout son poids. Les tensions commerciales, le ralentissement du commerce mondial et la lenteur de la croissance en Chine, en réaction aux lourds tarifs américains, sont des risques pour la région.