Shaun Osborne
Stratège cambiste en chef
Stratégie des marchés des changes
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Cet été, nous nous attendions à ce que le dégagement fulgurant du dollar US se prolonge. Or, les marchés des devises ont plutôt eu tendance à se tasser au milieu de l’année, ce qui a permis de stabiliser le dollar US. Les tensions commerciales se sont apaisées (lorsque les États-Unis ont conclu un pacte commercial avec l’Union européenne, par exemple), et ainsi, le dollar US, survendu, a repris du mieux en juillet et ses gains se sont prolongés jusqu’au début d’août, jusqu’à ce que la publication d’un rapport sur l’étonnante médiocrité du marché du travail américain vienne enrayer sa hausse et marquer effectivement — semble-t-il aujourd’hui — le point culminant de la reprise de l’indice du dollar US. Malgré la stabilisation du billet vert au milieu de l’année, nous restons pessimistes dans ses perspectives et maintenons les prévisions de pertes modérées jusqu’à la fin de l’année; on peut aussi s’attendre à ce que le dollar US soit plus léthargique en 2026 en raison de la myriade des difficultés auxquelles sont confrontées la monnaie et l’économie américaines.

Les données étonnamment faibles de juillet sur les emplois salariés non agricoles ont provoqué un brusque plongeon des rendements américains et amené les marchés à réviser leurs prévisions sur le taux directeur de la Fed, ce qui pèse sur le sentiment du marché à l’égard du dollar US. Le fléchissement des données sur le marché du travail (et les fortes révisions à la baisse apportées aux précédents rapports) a alerté les investisseurs sur le risque de plus fortes baisses des taux d’ici la fin de l’année et au début de 2026. Les pressions exercées par l’administration américaine pour abaisser les taux d’intérêt ont aussi pesé sur la réaction du marché à l’évolution du dollar US, et les manœuvres de la Maison-Blanche pour remanier la composition du FOMC n’ont fait qu’accroître les inquiétudes des marchés à propos de l’empiètement potentiel sur l’indépendance de la Fed que les changements apportés à cet organisme décideur pourraient comporter.

La Banque Scotia a récemment révisé ses prévisions pour la Fed en prévoyant un nouvel assouplissement cette année et une baisse, à 3,00 % l’an prochain, du taux cible des fonds fédéraux. La Maison-Blanche croit que le taux directeur devrait être nettement inférieur. Même si le cycle d’assouplissement de la politique de la Fed pourrait vraisemblablement se prolonger en 2026, d’autres grandes banques centrales paraissent de plus en plus enclines à passer à une politique neutre ou, dans le cas de la Banque du Japon (BoJ), à durcir légèrement les taux d’intérêt. Les écarts sur les taux d’intérêt ont évolué à contresens du dollar US dans les dernières semaines; ils pourraient toutefois se comprimer encore, ce qui viendrait écorner l’attractivité du dollar US. Nous nous attendons aussi à ce que la politique commerciale ait pour effet d’accroître l’incertitude et de ralentir l’élan de l’économie américaine cette année et l’an prochain, de sorte que les différentiels de croissance entre les États-Unis et l’Europe, ainsi qu’avec l’Asie, devraient aussi s’amenuiser. La réduction des avantages de la croissance et des rendements effritera la notion de l’« exceptionnalisme américain » qui a permis de lancer et de soutenir la longue séquence haussière du dollar US dans la foulée de la crise financière américaine de 2007-2008.

Hormis la perspective d’un taux directeur nettement abaissé, nous nous attendons à ce que les piètres politiques budgétaires pèsent sur les perspectives du dollar US. Dans le sillage de l’adoption du récent projet de loi fiscale du président Trump, les travaux de nos collègues des Études économiques de la Banque Scotia laissent entendre qu’à lui seul, le creusement du déficit budgétaire américain (qui pourrait frôler 7 % du PIB dans les prochaines années selon l’hypothèse de notre scénario de base) donnera probablement lieu à une baisse de 2,6 % à 3,6 % de l’indice élargi du dollar US en 2026 et à d’autres pertes à moyen terme.

Une phase de léthargie du dollar US, portée au moins en partie par la politique budgétaire anémique, cadrerait très bien avec l’évolution statistique généralisée du taux de change du dollar US depuis les années 1970. Les moments de vigueur soudaine du dollar US sont généralement portés par la supériorité des fondamentaux et des rendements des actifs américains, alors que ses phases baissières s’expliquent typiquement par la multiplication des inquiétudes des investisseurs à propos des mauvaises nouvelles structurelles qui se sont fait jour dans l’économie américaine, comme en témoignent les importants et récalcitrants déficits commerciaux et budgétaires (comme on l’a constaté dans les années 1980, puis à nouveau au début des années 2000, lorsque les « doubles déficits » américains ont fait brusquement dégringoler le dollar US).

L’impression durable selon laquelle la léthargie du taux de change pourrait faire partie de la politique ambitieusement mercantiliste que mène l’administration américaine est un dernier point à considérer dans l’ensemble des prévisions sur le dollar US. Bien qu’ils n’aient pas expressément affirmé qu’ils souhaitaient que le dollar US baisse, les gouvernants américains n’ont pas protesté contre la baisse de 11 % environ du billet vert par rapport aux autres grandes devises depuis le début de l’année, ce qui laisse au moins entendre qu’ils en cautionnent tacitement la baisse.

Dans une certaine mesure, le brusque plongeon du dollar US cette année laisse entendre que les marchés anticipent déjà, au moins en partie, une multitude de facteurs négatifs qui plombent le billet vert, ce qui pourrait vouloir dire que cette monnaie se maintiendra dans le bas de la fourchette au cours des prochains mois, jusqu’à ce que les marchés aient une meilleure idée de la mesure dans laquelle la Fed baissera probablement ses taux — et de la rapidité avec laquelle les baisses de taux se feront probablement jour —, ainsi que de la mesure dans laquelle la politique douanière freinera la croissance de l’économie américaine.

Nous pensons que plusieurs indicateurs, portés par le marché, laissent entendre que la prépondérance des risques penche solidement pour un fléchissement du dollar US à moyen et à plus long termes. Les prix des options continuent de correspondre à une légère prime sur les options de vente en dollars par rapport aux options d’achat dans cette monnaie pour les échéances à trois mois. Les prix à plus long terme correspondent à une probabilité implicite plus forte que le dollar US s’échange à un taux inférieur à l’euro (EUR) jusqu’à la fin de cette année et l’an prochain. Les cours de l’or sans précédent sont un autre indice du plaidoyer pour un dollar faible. Enfin, nous constatons que l’évolution du cours du dollar continue de suivre assez fidèlement la progression des taux de change à la fin de 2016 et au début de 2017, autrement dit, aux environs de l’élection et de l’aube du premier mandat du président Trump. Si cette tendance continue de représenter en quelque sorte un guide, le dollar US pourrait se stabiliser ou se raffermir légèrement dans les prochains mois avant de sombrer, l’an prochain, dans de nouveaux creux cycliques.