Photo : Untunnelling Vision, 2020, (plan fixe), monobande 360 et 4 k, 21 min 26 s

De nombreux artistes se souviennent de l’âge auquel ils ont utilisé un pinceau, un crayon ou une caméra pour la première fois. Quant à Jin-me Yoon, les racines de son art découlent d’un moment d’inspiration survenu avant même qu’elle ne touche à un appareil photo.

« Pour être honnête, c’était la transition d’après-guerre en Corée du Sud dans les années 1960 », déclare Mme Yoon, née sept ans après la fin de la guerre de Corée, une période de rétablissement pour le pays.

Jin-me Yoon, qui a accepté le Prix de photographie Banque Scotia 2022 le 16 mai dernier à Toronto, a émigré de Corée du Sud pour s’installer à Vancouver avec ses parents et ses frères et sœurs en 1968. Son art remet en question les concepts de nation et d’inclusion, souvent par la création de collages teintés d’humour et d’ironie à l’aide de photos, de vidéos et d’installations.

« La méthodologie du collage prend tout son sens du point de vue d’une immigrante : c’est la collision de diverses choses. L’aspect le plus important d’un collage consiste à mettre le sens en évidence, à le promouvoir, pas à le cacher. Je crois que c’est le travail de l’artiste », affirme Jin-me Yoon.

Après plus de 30 ans à créer des œuvres d’art qui incitent les gens à entretenir des relations plus éthiques avec les autres et avec leur place dans le monde, Mme Yoon révèle que le fait de remporter le prix de photographie décerné par des pairs le plus prestigieux au Canada constitue l’une des reconnaissances les plus satisfaisantes de sa carrière.

« Cela encouragera peut-être plus d’artistes de couleur et d’artistes autochtones à continuer d’expérimenter, avec enthousiasme et courage. Une artiste qui s’engage à aller jusqu’au bout rencontre son lot de difficultés, mais c’est essentiel pour assurer une présence dans la sphère publique », raconte Jin-me Yoon à propos du prix qui reconnaît les contributions remarquables à la photographie et à l’art contemporain d’artistes en milieu et en fin de carrière.

« Félicitations à Jin-me Yoon, lauréate du Prix de photographie Banque Scotia, dont l’art émouvant offre de nouvelles perspectives sur l’histoire locale et mondiale dans le cadre de la thématique du transnationalisme et de l’environnementalisme », déclare Laura Curtis Ferrera, chef du marketing de la Banque Scotia.

« À la Banque Scotia, nous croyons que les arts ont le pouvoir d’inspirer et de faire évoluer nos collectivités et notre société de manière positive, et nous sommes très fiers de contribuer à promouvoir la carrière de certains des artistes les plus distingués du Canada grâce à ce prix. »

Souvenirs of the Self (Lake Louise), 1991/1996, chromogenic print transmounted on plexiglas, 192.7 x 232.8 cm

Souvenirs of the Self (Lake Louise), 1991/1996, tirage à développement chromogène sur plexiglas, 192,7 cm x 232,8 cm

Testing Ground, 2019, (video still), single channel video, 9 min 29 s

Testing Ground, 2019, (plan fixe), monobande, 9 min 29 s

Ce prix annuel, cofondé par la Banque Scotia et le photographe canadien Edward Burtynsky, s’accompagne d’une récompense de 50 000 $, d’une exposition principale individuelle lors du festival de photo CONTACT Banque Scotia en 2023 et d’un livre consacré aux œuvres de l’artiste qui sera publié et distribué dans le monde entier par l’éditeur allemand Steidl. Les deux finalistes – Barbara Astman, de Toronto, et Shannon Bool, de Comox, en Colombie-Britannique – ont chacune reçu un prix de 10 000 $.

La gagnante a été sélectionnée par un jury composé de membres prééminents de la communauté artistique canadienne : M. Burtynsky, artiste et président du jury; Sophie Hackett, conservatrice de la photographie au Musée des beaux-arts de l’Ontario; Kenneth Montague, collectionneur et conservateur d’art; et Gaëlle Morel, commissaire d’exposition de l’Image Centre de l’Université métropolitaine de Toronto.

Jin-me Yoon est professeure à l’école d’art contemporain de l’Université Simon Fraser. En 2018, elle est devenue membre de la Société royale du Canada, un conseil regroupant d’éminents universitaires, scientifiques et artistes canadiens, pour ses contributions à la recherche dans le domaine de l’art. Elle a également reçu la bourse Smithsonian Artist Research et fait partie des 12 grands artistes canadiens mandatés de créer une œuvre pour le 150e anniversaire du Canada dans le cadre du projet Landmarks/Repères.

Ses œuvres ont été présentées dans plus de 200 expositions individuelles et collectives en Amérique du Nord, en Asie et en Australie, ainsi que dans certaines institutions à l’échelle mondiale. Elles se trouvent dans les collections de 17 institutions, dont celle du Musée des beaux-arts du Canada, du Musée royal de l’Ontario, de la Galerie d’art de Vancouver et du Musée d’art de Séoul.

Depuis le début des années 1990, sa démarche pose un regard critique sur la construction identitaire de soi et des autres, qu’elle analyse à partir de son expérience en tant qu’immigrante au Canada et de son héritage et, plus largement, les contextes géopolitiques et environnementaux.

Jin-me Yoon a passé les premières années de sa vie dans la campagne sud-coréenne avec ses grands-parents et à Séoul, où ses parents travaillaient. « À l’époque, notre culture n’était pas aussi médiatisée et il n’y avait pas des tonnes de publicités et de panneaux publicitaires. C’était complètement différent de la Corée hyper technologique d’aujourd’hui, où l’on trouve des écrans sur le côté des bâtiments », se souvient-elle.

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La méthodologie du collage prend tout son sens du point de vue d’un immigrant : c’est la collision de diverses choses. 

Jin-me Yoon, lauréate du Prix de photographie Banque Scotia 2022

Elle se souvient très bien avoir voyagé au Canada avec ses sœurs et sa mère pour rejoindre son père, qui étudiait au pays sur invitation. Elle se rappelle avoir été stimulée par les images qu’elle a vues pendant une escale au Japon, où les piétons sur le trottoir plusieurs étages plus bas lui apparaissaient comme des milliers de points noirs en mouvement, lors de ce voyage en avion qui l’a amenée dans une ville culturellement et visuellement très différente de la Corée du Sud.

Les premières années de Mme Yoon au Canada ont été marquées par l’obligation de choisir entre l’assimilation et l’exclusion. C’était une pression difficile à gérer, particulièrement au sein d’une culture influencée par les médias de masse, où elle était peu représentée.

« Avant d’émigrer, nous n’avions pas compris toute l’importance du colonialisme blanc dans la création du Canada. Nous étions indéniablement des étrangers », raconte-t-elle.

Souvenirs of the Self, une série de photographies prises à Banff et ses environs en 1991, représente bien ces sentiments. Sur ces photos, Yoon insère son corps dans le paysage de Banff, où elle est perçue comme une touriste japonaise. Ainsi, elle remet en question qui peut être canadien, tout en faisant allusion aux intenses liens historiques entre le Japon et la Corée.

« Le colonialisme japonais était très présent à l’époque de mes parents. Ils sont nés pendant l’ère coloniale. Ils n’avaient pas le droit de parler coréen. Notre compréhension du colonialisme découle d’histoires qui sont à la fois semblables et, bien sûr, différentes de celles des peuples autochtones au Canada », explique Jin-me Yoon.

Ces thèmes ressortent également dans A Group of Sixty-Seven, une œuvre juxtaposant des peintures ayant contribué à la construction de l’identité canadienne. L’œuvre fait référence à l’année de la Confédération canadienne et à celle de son centième anniversaire, où d’importants changements ont été apportés à la Loi sur l’immigration, ouvrant la porte du Canada à Mme Yoon et à sa famille. L’œuvre illustre 67 membres de la communauté coréo-canadienne de Vancouver devant Maligne Lake, Jasper Park (1924), de Lawren S. Harris, et Old Time Coast Village (1929-1930), d’Emily Carr.

Ces dernières années, l’art de Jin-me Yoon fait aussi référence à notre compréhension du lieu et de l’espace dans le contexte des enjeux de notre époque, car elle a personnellement subi les répercussions dévastatrices des changements climatiques, notamment par la présence d’incendies et d’inondations dans sa province.

L’un de ses derniers projets, Pacific Flyways, Long Time So Long, a été tourné sur des sites industriels, maintenant devenus des aires de conservation pour les oiseaux. Inspiré par les oiseaux migrateurs, l’un des projets possède un lien direct avec A Group of Sixty-Seven. Pacific Flyways (A Group for 2067) comprend 18 portraits vidéo et photographiques de jeunes Coréens – certains multiraciaux, d’autres non binaires – présentés comme des sujets diasporiques en vol, ancrés dans le passé et le présent, et enchevêtrés dans la culture, l’écologie et la géopolitique dans un monde interconnecté.

Long View, 2017, 1 of 6 chromogenic prints, 83.8 x 141 cm each

Long View, 2017, 1 des 6 tirages à développement chromogène, 83,8 cm x 141 cm chacun

Untunnelling Vision (Upon the Wreckage), 2020, inkjet print, 130.2” x 86.4 cm

Untunnelling Vision (Upon the Wreckage), 2020, giclée, 130,2 po x 86,4 cm

« Ensemble, nous avons appris cette magnifique danse coréenne, le Dongrae Hakchum (danse de la grue), et nous avons élaboré des gestes qui convenaient mieux au paysage. Elle symbolise une nouvelle compréhension du lieu, entièrement en relation avec le corps et la nature, mais pas la nature à l’état pur. C’est là l’un des problèmes avec notre perception du Canada, que l’on considère comme un endroit idyllique. Ce n’est pas un endroit idyllique, mais bien brisé », déplore Mme Yoon.

Jin-me Yoon hésite à parler des motivations derrière son projet actuel, Long Time So Long. Elle a toutefois précisé que le projet réalisé pendant la pandémie n’est pas directement lié à la COVID-19, mais découle de l’intensité entourant les circonstances actuelles. « C’est une question de temps et de lieu et, de manière plus générale, d’espace », affirme-t-elle.

« C’est essayer de toucher à quelque chose qui pourrait constituer le paradoxe de cette période que nous avons traversée. Je pense que cela nous a fait davantage réfléchir à la conceptualisation du temps et à la façon dont nous utilisons notre temps. Elle nous a également fait prendre conscience de la mort. Mon projet touche à ces sujets, auxquels je réfléchis depuis longtemps. »

À 61 ans, Jin-me Yoon, qui est officiellement une aînée coréenne, est résolument tournée vers l’avenir. Au moyen de son art, elle vise à mettre les changements climatiques, les conditions actuelles et les traumatismes du passé en perspective, ce qui lui permet, à elle et à d’autres, de créer les conditions propices pour réinventer l’avenir.

« Je ressens l’urgence d’apporter ma contribution aux côtés d’autres artistes et personnes, et compte tenu de mes origines culturelles, de jeunes Coréens du Canada qui souhaitent comprendre la place qu’ils occupent, notamment par rapport aux peuples autochtones. »

Lisez ici l’article sur la lauréate de l’an dernier, Deanna Bowen.