Shaun Osborne
Stratège cambiste en chef
Stratégie des marchés des changes
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Le dollar US (USD) reste très solide : il accomplit des progrès par rapport à la plupart des grandes devises comparables à l’heure où la lenteur des progrès dans la lutte contre l’inflation porte une importante réanticipation des attentes des marchés vis-à-vis des baisses de taux de la Réserve fédérale (la Fed) cette année. Au début de février, les swaps ont intégré dans leurs cours des baisses de 150 points de base auxquelles on s’attend de la part de la Fed cette année. Or, les attentes des marchés ont réanticipé considérablement ces baisses dans les cours après la publication, en janvier, en février puis à nouveau en mars, de données qui font état d’une progression de l’inflation américaine plus importante qu’attendu. Les dirigeants de la Fed ont paru balayer les données de janvier et de février; or, il devient de plus en plus difficile de considérer que les pressions récalcitrantes qui s’exercent sur les prix constituent un « caillou dans la chaussure » sur la voie qui mène à la stabilité des prix. Effectivement, dans nos propres prévisions, nous nous attendons aujourd’hui à des baisses de taux de la Fed de 50 points de base cette année contre 100 points de base dans notre dernier cycle de prévisions. Plus les taux de la Fed resteront élevés, plus le dollar US restera ferme. Les facteurs qui porteront les taux de change dans les prochains mois sont appelés à s’articuler essentiellement autour de la politique sur les taux d’intérêt, mais aussi en fonction de la valorisation et de la conjoncture politique intérieure.

Un coup d’œil même sommaire sur le rendement global des devises depuis le début de l’année nous apprend que les taux d’intérêt et les attentes vis-à-vis des taux d’intérêt viennent modeler considérablement la performance des monnaies. Le peso mexicain (MXN) s’est illustré dans l’ensemble en 2023, et ce n’est que récemment qu’il a perdu du terrain pour retomber à plat par rapport au « dollar roi » depuis le début de l’année. La Banxico a lancé sa première baisse de taux du cycle en mars; toutefois, le taux repère reste élevé (11 %) et les rendements (nominaux et réels) sont toujours attrayants pour les investisseurs. Le peso chilien (CLP) est la grande devise la plus faible depuis le début de l’année, en baisse de plus de 10 %, à l’heure où la Banco Central de Chile (BCCh) continue d’appliquer son ambitieuse politique de baisse des taux.

Dans le même temps, la livre sterling (GBP) est la monnaie du G10 la plus performante depuis le début de l’année, hormis le dollar US. Les marchés anticipent un cycle un peu plus creux et plus lent de baisses de taux au Royaume‑Uni cette année par à la plupart des monnaies comparables à la GBP, ce qui donne un certain coup de pouce à la livre sterling. À la fin du palmarès des rendements depuis le début de l’année, trônent le yen (JPY) et le franc suisse (CHF). La Banque du Japon (BoJ) a relevé son taux repère à zéro, voire un peu plus, contre ‑0,1 % en mars. Il s’agit de la première hausse de taux de la BoJ en 17 ans. Or, à zéro, les écarts sur les rendements sont toujours nettement défavorables pour le yen léthargique. La Banque nationale suisse (BNS) est devenue la première banque centrale du G10 à assouplir sa politique monétaire en abaissant son taux directeur déjà faible de 25 points de base à 1,50 % en mars, ce qui explique les pertes du CHF par rapport aux autres grandes devises.

Nous avons rajusté nos prévisions sur les monnaies pour tenir compte des perspectives d’une nouvelle période de domination du dollar US cette année puisque la Fed continue de durcir sa politique par rapport à de nombreuses banques centrales comparables. Dans l’ensemble toutefois, les annales statistiques laissent effectivement entendre que le dollar US a tendance à baisser lorsque la Fed entame son cycle d’assouplissement monétaire et que les investisseurs délaissent le dollar US pour privilégier d’autres actifs dont le rendement est supérieur. Le dollar US pourrait donc fléchir légèrement d’ici la fin de cette année. Dans nos prévisions, nous nous attendons à une certaine convergence de la croissance tendancielle dans les grandes puissances économiques en prévision de 2025, ce qui pourrait alourdir le fardeau à supporter par le dollar US.

Outre la politique sur les taux d’intérêt, la valorisation pourrait constituer davantage un facteur pour les marchés dans les prochains mois. Essentiellement, le dollar US paraît relativement riche ou cher par rapport aux grandes devises comparables. En termes effectifs réels, le dollar US a gagné environ 30 % dans les 10 dernières années, ce qui nous amène à penser que les risques à plus long terme pour cette monnaie basculent à la baisse. Par contre, le JPY paraît exceptionnellement faible en chiffres nominaux et en chiffres effectifs réels. L’indice du taux de change effectif réel du JPY s’est inscrit à un creux sans précédent au T1. Les hautes instances japonaises sont de plus en plus attentives à la léthargie du yen, d’autant plus que la paire USD/JPY s’échange à de nouveaux sommets sans précédent depuis plusieurs années (qui atteignent leur plus haut depuis 1990). Les commentaires des gouvernants laissent entendre que les dirigeants de la politique monétaire sont sur un pied de grande alerte. L’intervention est un risque majeur si le JPY est appelé à fléchir encore.

Le dollar canadien (CAD) a perdu beaucoup de terrain en chiffres effectifs réels dans les dernières années et paraît lui aussi relativement bon marché par rapport au dollar US. Le ralentissement tendanciel de la croissance à la fin de l’an dernier et la clameur qui s’élève au Canada pour réclamer un allégement de la politique monétaire de la Banque du Canada (BdC) ont pesé sur l’évolution du dollar CA. Les écarts sur les taux d’intérêt par rapport aux États‑Unis se sont creusés, ce qui a ramené le dollar CA dans la zone de 1,38, où il pourrait rester enlisé pour l’instant. La croissance tendancielle intérieure a vigoureusement rebondi au T1, et l’économie paraît être beaucoup plus vigoureuse que ce à quoi s’attendait la BdC dans une période aussi récente que janvier. Un brusque relèvement de la croissance fera en sorte que les décideurs ne seront pas du tout pressés d’abaisser les taux pour l’instant. Nos prévisions sur les taux de la BdC restent inchangées (soit 75 points de base de baisses cette année, à partir du T3), ce qui se traduira par des baisses de taux supérieures de la BdC par rapport à la Fed cette année, alors que dans nos précédentes prévisions, nous avions supposé des baisses de taux moindres par rapport à la Fed. Les écarts entre les rendements américains et les rendements canadiens tiennent plus ou moins parfaitement compte de ces prévisions aujourd’hui; autrement dit, même si le dollar CA pourrait ne pas fléchir autant, il ne pourra guère regagner beaucoup de terrain tant que les différentiels de taux resteront aussi défavorables.

La GBP paraît bon marché à notre avis : la paire GBP/USD reste encalminée dans la zone de 1,2. La livre sterling s’est bien reprise après le courant exceptionnel de volatilité et d’incertitude qui s’est abattu sur les marchés du Royaume‑Uni et sur la conjoncture politique en 2022; toutefois, un rebond plus important a été limité par la vigueur du dollar US dans l’ensemble et par la lenteur de la croissance de l’économie du Royaume‑Uni. La croissance tendancielle s’améliore et l’inflation récalcitrante pourrait encore retarder les baisses de taux de la Banque d’Angleterre (BoE) jusqu’à la fin de cette année, ce qui pourrait porter la GBP. La conjoncture politique intérieure pourrait accroître l’incertitude à court terme qui pèse sur la livre sterling, puisqu’une élection générale paraît aujourd’hui probable au T4. Or, le dénouement pourrait en rehausser les perspectives à plus long terme. Après 14 ans de règne du Parti conservateur, les sondages laissent entendre que le Parti travailliste est en quête pour remporter une écrasante victoire. Les relations du Royaume‑Uni avec l’Europe pourraient reprendre du mieux sous la gouverne du Parti travailliste, ce qui serait légèrement favorable à la GBP du moins à plus long terme, surtout par rapport à l’EUR.

L’élection du Royaume‑Uni n’est pas le seul scrutin sur le radar du marché. Une présidentielle se déroulera en juin au Mexique (les sondages laissent entrevoir une victoire pour la dauphine d’AMLO, soit Claudia Sheinbaum) et le cycle politique connaît un revirement rapide aux États‑Unis. Les investisseurs sont appelés à devenir plus attentifs aux données sur les tendances révélées par les sondages dans la présidentielle américaine à l’heure où la course battra son plein à la fin de l’été. La perspective d’un autre mandat de Donald Trump pourrait hausser les attentes pour le raffermissement du dollar US — essentiellement parce que le candidat Trump a laissé entendre qu’il imposerait des tarifs généralisés sur les importations à destination des États‑Unis, ce qui pourrait faire partie de sa politique commerciale. Les tensions dans les échanges commerciaux pourraient muscler l’aversion du risque et augmenter la demande exprimée pour le dollar US. Le dollar CA et le MXN, en raison des importants liens commerciaux avec les États‑Unis, seraient particulièrement sensibles aux obstacles qui se dresseraient dans les échanges commerciaux.

L’hypothèse d’un raffermissement du dollar US sous la présidence de Donald Trump comporte toutefois des risques. La politique sur la monnaie a été en quelque sorte anarchique dans le premier mandat de Donald Trump. À un moment donné, les dirigeants ont paru se demander s’ils devaient intervenir pour endiguer la vigueur du dollar US (alors que l’indice DXY accusait une baisse de l’ordre de 8 % par rapport à sa valeur d’aujourd’hui). On a aussi fait savoir que l’Équipe Trump envisageait une politique d’affaiblissement du dollar pour permettre de rééquilibrer les échanges commerciaux mondiaux dans un deuxième mandat de Donald Trump. Les investisseurs étrangers, surtout ceux qui sont pénalisés par les mesures tarifaires, pourraient aussi être prudents en prévision de l’ensemble des politiques budgétaires et monétaires potentielles qui pourraient être adoptées dans un autre mandat de Donald Trump et réclament une prime supérieure pour les actifs américains qu’ils détiennent, dont le dollar US.