Quel rôle l’informatique quantique jouera-t-elle dans la protection des données? Ce qui suit vous en donnera une idée.

Un ordinateur d’une puissance d’un téraflops, capable de faire un billion d’opérations par seconde, prendrait environ 300 000 ans pour décrypter l’algorithme de chiffrement RSA 2048 bits, qui est largement répandu.

Un ordinateur quantique, cependant, y parviendrait en seulement 10 secondes.

Mais restons positifs : le chiffrement à l’aide d’une technologie quantique permettrait une transmission de données confidentielles à peu près impossible à pirater, même avec un ordinateur quantique.

Une telle puissance informatique a un vaste potentiel pour de nombreux domaines de notre société moderne. Pour le secteur bancaire, qui doit gérer des masses de données confidentielles et produire d’innombrables analyses financières, les répercussions sont profondes.

Cela dit, la révolution quantique se fait encore attendre.

Après des décennies de recherche, les ordinateurs quantiques, bien qu’ils existent, sont encore peu nombreux et n’ont pas encore tout à fait l’efficacité ni la puissance pour remplacer les ordinateurs actuels.

La course à l’ordinateur quantique est lancée, et les géants des technologies font de bons progrès, tandis que les banques et d’autres secteurs se préparent dès maintenant à l’avènement de cette nouvelle ère informatique. Et nous sommes peut-être tout près du point de bascule : en octobre, Google a publié dans la revue Nature un article sur l’exploit de son processeur quantique Sycamore, qui a réalisé un calcul complexe que le plus puissant superordinateur classique au monde, le « Summit », aurait pris 10 000 ans à effectuer. Cette performance illustre ce qu’on appelle en informatique quantique la « suprématie », et c’est ce qu’on cherche à atteindre depuis longtemps.

« On assistera à un changement de paradigme, prédit Tom Pickering, programmeur pour les Services technologiques mondiaux de gros et de gestion des risques de la Banque Scotia. On n’en est pas encore tout à fait là, et tout se fait sur simulateur. Mais dès qu’on aura un vrai appareil, l’informatique quantique sera un incontournable pour les services financiers. Peu importe si c’est dans trois ans, dans cinq ans ou dans dix ans. Les entreprises qui ne se dotent pas du savoir-faire pour exploiter cette technologie se retrouveront à la traîne. »

Shohini Ghose, professeure de physique et d’informatique à l’Université Wilfrid-Laurier, explique que l’ordinateur classique fonctionne selon un système binaire, c’est-à-dire que l’information est encodée sous forme de 0 et de 1 (les bits), ces valeurs correspondant à un circuit électrique ouvert ou fermé.

L’ordinateur quantique, poursuit Mme Ghose, utilise plutôt le bit quantique, ou qubit, dont l’état est plus flexible et peut représenter simultanément des combinaisons infinies de 0 et de 1. On appelle ce principe fondamental « superposition ».

« L’informatique quantique nous permet de nous détacher du principe binaire et de concevoir plus largement les choses selon un spectre, précisait-elle récemment lors d’une assemblée locale de la Banque Scotia. On peut penser aux bits quantiques comme étant porteurs de probabilités… C’est cet état flexible qui multiplie les possibilités. On peut faire des calculs de manière beaucoup plus efficace. »

Autre propriété singulière, et contre-intuitive, de la physique quantique appliquée au chiffrement : en théorie, il est possible d’empêcher que les données transmises soient captées par toute autre personne que le destinataire prévu.

Les techniques de chiffrement actuelles reposent sur des problèmes mathématiques complexes qui forment une clé servant à verrouiller (et plus tard à déverrouiller) des informations hautement confidentielles pour pouvoir les transmettre en toute sécurité.

Le cryptage quantique, quant à lui, fait appel aux propriétés de la physique plutôt qu’aux mathématiques, et la clé est encodée dans des particules transmises entre l’expéditeur et le destinataire. En vertu du principe d’incertitude, composante fondamentale de la mécanique quantique, le seul fait d’observer ou de tenter de mesurer ou de répliquer ces particules a pour effet de les modifier, et toute démarche de la sorte tentée par un tiers serait détectée immédiatement.

« Impossible de se sauver avec l’information en cachette pour ensuite la décrypter… À cause de la perturbation, le créateur de la clé détectera toujours les indiscrets, précise Mme Ghose. Dès qu’il décèle une tentative de copier les données, de les voler ou de les observer de façon détournée, ne serait-ce qu’en partie, il peut immédiatement stopper le processus lié à la clé et tout recommencer. »

IBM, Google, l’entreprise canadienne D-Wave et d’autres possèdent déjà des ordinateurs quantiques, mais ces appareils en sont encore à leurs balbutiements, car les obstacles qui empêchent de produire une technologie commercialisable demeurent importants.

« Les ordinateurs portables surchauffent, et c’est un gros problème, note Mme Ghose. Le niveau de surchauffe des machines quantiques actuelles est incroyablement élevé. Il faut les faire fonctionner à des températures environ 200 fois plus froides que dans l’espace… C’est un défi de taille. »

Toutefois, pour faire du cryptage quantique, nul besoin de disposer de toutes les ressources de l’informatique quantique. Mme Ghose fait d’ailleurs remarquer que c’est la technologie la plus près de devenir viable.

La capacité de transmettre des données uniquement au récipiendaire prévu est un outil « extrêmement puissant », déclare Daniel Moore, chef de la gestion du risque de la Banque Scotia.

« C’est une application très importante, bien que nous ne puissions pas encore la déployer à une échelle suffisante. Mais ça viendra, la question est de savoir quand la technologie sera prête ».

Ces immenses possibilités, cependant, viennent avec un risque.

« Même si le développement de l’ordinateur quantique prend encore une dizaine d’années, lorsqu’ils seront prêts, ils pourront dans les faits percer la plupart des cryptages actuels, avertit Mme Ghose. Les données chiffrées avec les techniques d’aujourd’hui pourront être décryptées plus tard, une fois que l’ordinateur quantique sera prêt. Nous devons réfléchir à cela dès maintenant. »

Daniel Moore affirme que la Banque travaille déjà à une stratégie défensive, axée sur la protection des données qui auront toujours une valeur lorsque la technologie quantique sera pleinement fonctionnelle.

« Les données ont une certaine durée de vie, et leur valeur diminue. Dans cinq ans, le solde actuel de mon compte de dépôt n’aura aucun intérêt. Ça ne servira pas à grand-chose. Mais ma date de naissance et mon numéro d’assurance sociale ne devraient pas changer d’ici là. La permanence de ces données est ce qui peut leur donner une grande valeur. »

Une option possible : se tourner vers des méthodes de chiffrement à l’épreuve de la technologie quantique.

« Ce sont les méthodes classiques, mais on peut démontrer qu’elles résistent au décryptage quantique, soutient M. Moore. Nous connaissons les solutions à ce problème, et commençons à réfléchir à la stratégie défensive à adopter. Quels sont les éléments les plus précieux à préserver d’abord et avant tout, avec les meilleures défenses possible? Et comment assurer cette protection? »

Par ailleurs, la Banque Scotia explore activement le potentiel de l’informatique quantique pour les produits de négociation.

En août dernier, Xanadu, une entreprise torontoise spécialisée en informatique quantique photonique, a annoncé les résultats d’une collaboration avec la Banque Scotia et une autre banque canadienne visant la démonstration de la faisabilité d’une technologie. Le but de cette démarche était de voir comment on pouvait accroître la vitesse et la précision des calculs dans le domaine des produits de négociation.

Les institutions financières consacrent d’immenses ressources et énormément de temps à tarifier les portefeuilles de produits de négociation en fonction des différentes conjonctures possibles sur le marché. Elles utilisent une méthode consistant à échantillonner au hasard une distribution de probabilités, appelée « estimation de Monte-Carlo », pour modéliser et tarifier les produits dérivés. Le tout se fait souvent dans de grands centres de données équipés d’unités centrales de traitement et des unités de traitement graphique fonctionnant en parallèle.

La démonstration de faisabilité, qui s’appuyait sur un algorithme de Xanadu dit « Monte-Carlo quantique », ainsi que sur une suite logicielle, consistait à faire une simulation concernant divers produits de négociation.

« Nos calculs les plus complexes se font à une vitesse plus de 1 000 fois supérieure, se réjouit M. Pickering en parlant des résultats du projet. Et en gagnant en vitesse pour nos calculs répétés, nous gagnons en précision. »

Quant à l’intelligence artificielle et à l’apprentissage profond, M. Pickering affirme qu’ils permettent une rapidité quasi équivalente, sans compter que, à l’inverse de l’informatique quantique, ils sont accessibles dès maintenant. La Banque opte donc, dans l’immédiat, pour exploiter ces technologies plus accessibles, et prévoie adopter l’informatique quantique lorsqu’elle sera disponible.

« C’est une technologie unique, qui sera disponible prochainement. Nous devons donc garder l’œil ouvert », mentionnne M. Pickering.

Stella Yeung, PVP et chef de l’information des Services bancaires et marchés mondiaux de la Banque Scotia, affirme que d’autres démonstrations de faisabilité sont prévues, et qu’une équipe de recherche travaille déjà à préparer le terrain pour l’arrivée de l’informatique quantique commerciale.

Elle et M. Pickering estiment qu’il faudra encore entre trois et cinq ans.

« Nous n’avons pas de boule de cristal, note Mme Yeung, mais tant que nous gardons notre élan… Nous continuerons de faire des progrès appréciables ».