Questions de droit, de gouvernance et de reddition de comptes

Malcolm Burrows
Chef, Services-conseils en matière de philanthropie
Groupe Gestion privée Scotia

Au fil des ans, j’ai souvent utilisé le jeu d’association de mots pour discuter de fondations avec les conseils d’organismes de bienfaisance. Je demande aux directeurs de me lancer le premier mot qui leur vient à l’esprit lorsque je leur dis «fondation». La première réponse est généralement «investissement», suivie de près par «perpétuité». Toutes les deux sont justifiables, mais incomplètes.


Une fondation est un fonds durable qui fournit un revenu annuel pour le financement d’une œuvre caritative. Ce terme n’est défini dans aucune loi canadienne, mais on l’utilise couramment pour décrire un fonds de placement à long terme – parfois «perpétuel» – détenu par un organisme de bienfaisance. La bonne gestion de ces placements est de mise, mais il faut aussi comprendre le contexte dans lequel ils sont administrés. Les questions de droit, de gouvernance et de reddition de comptes ont beaucoup changé dans ce domaine ces dix dernières années.


Le présent article offre un aperçu des questions clés que doivent se poser les conseils et le personnel d’organisations caritatives lorsqu’ils créent et administrent une fondation. Cette liste ne se veut pas exhaustive, et elle ne remplace pas les conseils d’un juriste, d’un comptable ou d’un professionnel des placements. Il s’agit plutôt d’une introduction pratique visant à aider les organismes de bienfaisance à mieux saisir les facteurs qui influencent la gestion et la croissance des fondations. Bon nombre des questions juridiques et de gouvernance ont un lien direct avec les placements, mais elles ont toutes une incidence sur la reddition de comptes au public et aux donateurs. Avec l’arrivée des nouvelles règles de divulgation de l’information publique liées à l’utilisation de la formule annuelle T3010 par l’Agence du revenu du Canada (ARC), les organismes de bienfaisance doivent partir du principe que leurs activités sont chose publique et planifier en conséquence.


Questions de droit

Le paysage juridique des organisations caritatives canadiennes est complexe.Les organismes enregistrés sont soumis à plusieurs sources de droit qui s’entrecroisent, dont la Loi de l’impôt sur le revenu du Canada, les règles de common law qui s’appliquent aux organismes de bienfaisance et les lois provinciales sur les fiduciaires. Cependant, ce qui touche le plus les fondations est le contingent des versements établi par la Loi de l’impôt sur le revenu et les lois provinciales sur les fiduciaires. Par ailleurs, l’autorité de réglementation principale des œuvres caritatives, la Direction des organismes de bienfaisance de l’ARC, gère l’enregistrement, la révocation, la vérification et la réglementation des organismes de bienfaisance en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu. Cette loi régit ce qui touche au statut d’exemption fiscale des organismes de bienfaisance et au traitement fiscal des dons de charité, mais ne s’applique pas à la gouvernance. Quoi qu’il en soit, à cause de la disposition sur le contingent des versements du paragraphe 149.1, elle règle tout de même l’utilisation des biens destinés à la bienfaisance. Quant aux lois provinciales sur les fiduciaires, elles concernent les exigences en matière de fiducie que doivent respecter les administrateurs.


Contingent des versements : Ce contingent fixe le montant minimum qu’un organisme de bienfaisance enregistré doit dépenser à des fins caritatives. Il a été grandement simplifié en 2010 pour mettre l’accent sur tout bien «qui n’a pas été utilisé directement à des activités de bienfaisance ou d’administration», ce qui fait normalement référence aux investissements. Les organismes sont tenus d’utiliser l’équivalent de 3,5 % de la valeur moyenne des actifs des 24 mois précédents. En pratique, il s’agit généralement de la moyenne de la valeur marchande de clôture des deux années précédentes. (Certains organismes fondent leurs calculs sur les valeurs trimestrielles ou semestrielles. Consultez votre vérificateur pour en savoir plus sur vos options et leurs avantages.)


Il existe différents contingents, selon le type d’organisme enregistré. Une organisation caritative doit détenir des actifs d’au moins 100 000 $ avant que la règle du 3,5 % ne s’applique, tandis que le minimum pour les fondations privées et publiques est de 25 000 $. L’ARC a publié de bons documents d’information à ce sujet.


Quelques faits à savoir sur le contingent de versement :

  • Le contingent de 3,5 % équivaut plus ou moins au taux de rendement historique réel, c’est-à-dire au taux de rendement après inflation. Avant 2002, il était fixé à 4,5 %.

  • En raison du montant minimal d’actif établi, ce contingent de 3,5 % ne s’applique qu’à un petit nombre de grands organismes de bienfaisance canadiens.

  • Le contingent de 3,5 % est calculé en fonction de la somme annuelle des dépenses de l’organisme à des fins caritatives, et non seulement en fonction de ses revenus de placement. Or, la plupart des organismes publics qui font des campagnes de souscription peuvent encaisser et dépenser bien plus que 3,5 % de leurs placements. Ce montant s’ajoute donc à un excédent du contingent des versements, qui peut être reporté sur cinq ans au maximum.

  • En somme, le contingent de 3,5 % n’impose pas une charge excessive aux organisations caritatives qui profitent de plusieurs sources de revenus et ne dépendent pas uniquement de leurs placements pour financer leurs activités. À quelques exceptions près, la plupart des organismes publics de bienfaisance accusent des excédents du contingent des versements.

Les nouvelles règles relatives au contingent des versements offrent une flexibilité considérable aux organismes de bienfaisance enregistrés. Avant 2010, les règles étaient plus strictes. À présent, si un organisme accuse un excédent par exemple, il peut l’utiliser pour contrebalancer de faibles revenus de placement. En théorie, il est possible pour un organisme de réinvestir tous ses revenus de placement dans sa fondation pour accroître son capital. Cela dit, il y a d’autres points pratiques à envisager, lesquels sont décrits ci-dessous.


Droit fiduciaire : Une fondation est un fonds détenu en fiducie à des fins caritatives. L’organisme de bienfaisance en est le fiduciaire et sa mission, ou une partie de cette mission, en est le bénéficiaire. Même s’il n’y a aucun acte ou document de fiducie officiel, le droit des fiducies s’applique à la gestion des fondations. L’organisme et ses administrateurs ont donc une obligation fiduciaire à l’égard des fonds et de leur utilisation; ils sont tenus de respecter les normes de diligence les plus strictes. Cette responsabilité a deux grandes facettes : veiller à ce que les fonds soient utilisés aux fins déclarées et user de prudence dans l’investissement de ces fonds.


Dans le droit canadien, les fiducies relèvent des autorités provinciales. Chaque province possède sa propre loi à ce sujet, qui s’applique aussi aux fondations caritatives. Il est recommandé de faire appel à un conseiller juridique pour connaître les exigences de chaque province. Car, même si elles partagent de nombreux principes, elles diffèrent aussi sur bien des points. Un des concepts clés des lois sur les fiduciaires est l’obligation d’être un « investisseur prudent». L’ennui, c’est qu’il n’existe aucune définition juridique de ce terme, qui fait d’ailleurs l’objet de débats. Cela dit, on peut compter sur certains éléments communément reconnus. «En plaçant des biens en fiducie, le fiduciaire agit avec le soin, la compétence, la diligence et le jugement dont un investisseur prudent ferait preuve en faisant des placements.»1


La Loi sur les fiduciaires de l’Ontario comprend quelques dispositions utiles à ce sujet. Le paragraphe 27 (2) autorise les fiduciaires à investir dans tous les types de biens dans lesquels le ferait un investisseur prudent. Autrement dit, il n’impose aucune restriction sur les types de biens, qu’il s’agisse par exemple d’immobilier ou de capitaux propres étrangers, pourvu que la stratégie globale d’investissement soit prudente. La Loi de l’impôt sur le revenu, elle, prévoit des restrictions. Elle interdit aux fondations publiques d’exploiter une entreprise, ce qui les empêche (peut-être par inadvertance) d’investir dans des fonds de placement organisés en sociétés en commandite. Quant aux fondations privées, la Loi impose des restrictions sur les investissements avec lien de dépendance et les grands portefeuilles d’actions.


La Loi sur les fiduciaires de l’Ontario comporte également une liste de sept critères pour planifier l’investissement de biens fiduciaires2, dont le fiduciaire doit tenir compte :


  1. la situation économique générale;
  2. les effets possibles de l’inflation ou de la déflation;
  3. les conséquences fiscales envisagées des décisions ou stratégies en matière de placement;
  4. le rôle que joue chaque placement ou ligne de conduite dans l’ensemble du portefeuille de fiducie;
  5. le rendement total escompté du revenu et la plus-value du capital;
  6. les besoins en matière de liquidité, de régularité du revenu et de préservation ou de plus-value du capital;
  7. l’intérêt particulier qu’un élément d’actif présente pour l’œuvre de bienfaisance ou ces bénéficiaires.

Ensemble, ces critères forment les bases qui concrétisent la théorie de la prudence en matière de placement au sein d’une organisation caritative.


Questions de gouvernance

L’adoption de politiques est le moyen principal par lequel les conseils d’organismes de bienfaisance peuvent traduire les lois applicables en principes de bonne gouvernance. L’avènement des lois actuelles sur les fiduciaires et du concept de prudence en matière de placement a entraîné une demande croissante de documentation. Bien faire son travail ne suffit plus. La politique doit démontrer que les fiduciaires suivent un plan prudent, exercent une influence et un contrôle sur leurs gestionnaires de placements et ont défini des concepts clés à cet effet. Par exemple, la Loi sur les fiduciaires de l’Ontario contient des dispositions sur l’élaboration d’un plan d’investissement et d’une convention avec le gestionnaire de placements.3


En pratique, le document stratégique le plus important est l’énoncé de politique de placement (ou IPS, de l’anglais Investment Policy Statement). L’IPS est un outil de gestion des risques qui fixe les objectifs, les responsabilités et les limites des pouvoirs délégués au gestionnaire de placements par le conseil. Il permet aussi de cerner les attentes, ce qui aide à calmer les investisseurs troublés par les marchés agités, en mettant l’accent sur les buts à long terme. Voici certains des sujets généralement abordés dans un IPS :


  • les objectifs de rendement, selon les dépenses prévues et l’inflation (on recommande d’établir une fourchette de rendement sur plusieurs années);
  • le processus décisionnel et l’échéancier, c’est-à-dire le nombre de réunions par année et les périodes de vérification;
  • les rôles des parties (conseil d’administration, comité d’investissement, personnel et gestionnaire de placements);
  • les actifs et la répartition de l’actif approuvés par fourchette;
  • les restrictions, c’est-à-dire la cote de qualité des actifs;
  • les critères d’évaluation du rendement;
  • d’autres critères d’évaluation des placements, c’est-à-dire les mesures de responsabilité sociale.

Quelques questions pratiques s’imposent lors de l’élaboration d’un IPS :


  1. Qui élabore l’IPS? C’est le conseil d’administration ou le comité d’investissement qui devrait être responsable de rédiger la politique, mais aussi de veiller à ce qu’elle soit révisée régulièrement. La consultation des gestionnaires de placements est donc importante, puisque certaines hypothèses faites à l’étape de rédaction peuvent parfois s’avérer inapplicables. Notons que l’application de la politique est non négociable; normalement, la consultation du gestionnaire de placements permet de veiller à ce que les deux parties soient conscientes des restrictions imposées par les règlements ou la procédure de placement.

  2. Doit-on faire appel à un gestionnaire de placement discrétionnaire? L’avènement d’un processus de placement basé sur des politiques a donné lieu à l’utilisation accrue d’un gestionnaire de placement discrétionnaire.4 Celui-ci est autorisé à bâtir et à administrer un portefeuille ainsi qu’à prendre des décisions en matière de placement conformément à l’IPS. Au contraire, les organismes de bienfaisance dont le portefeuille de titres n’est pas doté d’un gestionnaire de placement discrétionnaire doivent prendre eux-mêmes les décisions relatives à chaque placement.

  3. Qu’en est-il des autres politiques? Les organisations caritatives ont souvent des politiques distinctes qui définissent le terme «fondation» et déterminent la méthode de calcul des évaluations annuelles et des taux de rendement. Les conseils d’administration doivent aussi envisager la création de fondations personnalisées, la valeur minimale des fonds, les normes de reddition de compte aux donateurs, l’utilisation de modèles d’ententes et l’établissement de restrictions en matière d’utilisation. Les organismes qui souhaitent accroître leurs fondations grâce à des dons – notamment des dons et des legs considérables – doivent mettre en place un ensemble de politiques sur les dons, les rapports et l’utilisation des fonds.

La définition du terme «fondation» est devenue l’un des plus grands sujets de débat dans le secteur caritatif depuis la crise financière de 2008. Par le passé, les fondations étaient vues comme des fonds perpétuels (c’est-à-dire éternels), perception renforcée par la règle de 10 ans qui limitait l’utilisation des dons, dans la Loi de l’impôt sur le revenu, avant les réformes de 2010. Toutefois, la crise financière a mis en lumière le besoin de trouver l’équilibre entre les besoins caritatifs du moment et la protection et la croissance des fonds à long terme.5 Les organismes de bienfaisance ont donc commencé à changer leurs politiques et leurs ententes afin d’assurer une plus grande flexibilité dans l’utilisation des fonds, pour répondre aux besoins annuels. Certains organismes ont même créé des modèles de financement intermédiaires, comme des fonds de désépargne.


Reddition de comptes

Pour constituer une fondation et l’alimenter, la plupart des organismes publics de bienfaisance dépendent de leurs donateurs, et surtout de ceux qui leur font des dons importants à vie ou les couchent sur leur testament. Actuellement, les «dons importants» en question peuvent aller dans les six ou sept chiffres. L’ampleur de ces dons incite leurs auteurs à poser des questions, à s’intéresser de près aux politiques d’investissement et à demander des rapports continus. C’est une conséquence de la culture philanthropique, dans laquelle les sommes en jeu sont plus grandes, mais les attentes aussi, notamment en matière d’accès à l’information.


C’est ainsi que, sur la question de la reddition de comptes, les conseils d’administration doivent tenir compte de quelques considérations pratiques.


  1. Rapports exigés par la réglementation et diffusion par Internet. Tout organisme de bienfaisance enregistré est tenu de produire auprès de l’ARC un rapport annuel, appelé T3010, où il fera état notamment de ses avoirs, du rendement de ses placements et des sommes qu’il consacre à sa mission. L’ARC publie ces renseignements en ligne depuis une dizaine d’années, mais sous une forme non interrogeable, ce qui fait que seuls les spécialistes et les médias, à peu de choses près, les consultaient jusqu’à récemment. Depuis trois ans, on assiste à l’émergence de bases de données gratuites et interrogeables, comme le Portail DonAction, qui crée des compilations pluriannuelles. Les donateurs sont de plus en plus nombreux à consulter ces sources et à s’en servir dans leurs décisions.

  2. Rapports destinés au public. La plupart des grands organismes publics de bienfaisance produisent un rapport annuel, mais on peut citer d’autres documents que nombre de conseils d’administration sont prêts à ouvrir aux donateurs et au public dans une optique de transparence, comme les états financiers audités, les énoncés de politique de placement et les rapports annuels de rendement des fonds destinés aux donateurs. La transparence est d’ailleurs une qualité qui est de plus en plus exigée des organismes de bienfaisance.

  3. Efficacité des dépenses. On croit trop souvent que la reddition de comptes ne concerne que les principes de prudence et le rendement. Or, les bienfaiteurs surveillent surtout l’«efficacité sociale» des organismes de bienfaisance. La reddition de comptes doit donc également porter sur cet aspect. De quels résultats peut se targuer l’organisation? Souvent, le meilleur moyen d’attirer des dons consiste à pouvoir faire état de résultats faramineux avec les fonds dont on dispose. D’après mon expérience, les conseils d’administration qui décident d’étoffer la fondation en réinvestissant tous les produits de leurs placements aliènent les donateurs mêmes qu’ils veulent s’attirer. De même, le fait d’utiliser les distributions pour payer les frais d’administration risque de rebuter les donateurs qui souhaitent que le fruit de leur générosité soit consacré directement à la mission. C’est ainsi que le conseil doit toujours se demander comment une décision d’«investissement» sera perçue par les donateurs actuels et éventuels.

Conclusion

Si la gestion des placements constitue un aspect essentiel de la gestion de la fondation d’un organisme de bienfaisance, c’est loin d’être le seul. Les organisations caritatives et les fondations doivent connaître les aspects juridiques et les mécanismes de gouvernance qui définissent les fondations et en encadrent l’administration. Il importe par exemple de se doter de politiques et de procédures formelles pour démontrer qu’on est un investisseur prudent et un fiduciaire qui cherche à faire progresser la mission. Les règles et usages propres aux fondations ont plus changé au cours de la dernière décennie que durant toute autre période des 50 dernières années. Nous espérons que le présent article fournit un aperçu utile des questions de droit, de gouvernance et de reddition de comptes dans le contexte actuel. Cet article ne saurait cependant remplacer la consultation d’un professionnel.